« Relier les connaissances » ou la métamorphose des disciplines

Por Nelson Vallejo-Gómez

« Armés d’une ardente patience »
Arthur Rimbaud


Un jour viendra où les historiens de l’éducation reconnaîtront en l’œuvre d’Edgar Morin l’un des
apports les plus significatifs pour comprendre, en amont, ce que la Loi française d’orientation et de
programmation pour la refondation de l’école de la République nomme socle commun de
connaissances, de compétences et de culture (Loi n° 2013-595). En effet, cette loi stipule, à l’article 13
modifié, que « la scolarité obligatoire doit garantir à chaque élève les moyens nécessaires à
l’acquisition d’un socle commun de connaissances, de compétences et de culture, auquel contribue
l’ensemble des enseignements dispensés au cours de la scolarité. Le socle doit permettre la
poursuite d’études, la construction d’un avenir personnel et professionnel et préparer à l’exercice de
la citoyenneté. »

On pourrait dire que toute l’œuvre de Morin est une encyclopédie, une propédeutique qui
converge à l’émergence d’un tel socle. Elle contribue à former la jeunesse et à montrer qu’il est
possible de répondre aux grands défis que les connaissances, les compétences et les cultures doivent
affronter, quand viendra la réforme concrète du système scolaire que les États-nations ont hérité des
temps modernes et du scientisme du XIXe siècle, et que nul n’ose réformer pour de bon, à en croire
les évaluations internationales qu’élabore l’OCDE. En effet, la réforme de ce système éducatif
remettrait en cause la pyramide des savoirs, des pouvoirs et les logiques binaires qui gouvernent la
mentalité d’un certain Occident guerrier, sûr de lui et conquérant, malgré sa crise notoire des
principes de gouvernance et de développement.

Celebración en la Unesco: Edgar Morin con Federico Mayor, Vallejo-Gómez, y Gustavo López Ospina. París, 1981

Depuis L’Homme et la mort (1951) jusqu’à Enseigner à vivre – Manifeste pour changer l’éducation (2014), en passant par Le Paradigme perdu : la nature humaine (1973), L’Unité de l’Homme
(1974), Relier les connaissances – le défi du XXIe siècle (1999), La Tête bien faite (1999), Les Sept
Savoirs nécessaires à l’éducation du futur
 (1999-2000), sans évoquer ici directement, mais en
filigrane, son Opus Magna, La Méthode (6 tomes, 1977-2004), Edgar Morin n’a eu de cesse de
considérer comme fondamentale une révolution cognitive, qui passe par une réforme de l’éducation,
un changement de paradigme et de mentalités. Sans cette réforme, comment prendre conscience
de la nécessaire métamorphose de l’humain en humanité, en vue de son salut ? Car l’homme, où
qu’il se trouve aujourd’hui, est en mesure de voir et d’entendre numériquement global, sans pour
autant prendre conscience qu’il faut penser global, i.e. relier, relier, relier pour affronter les défis
de la complexité. «Nous sommes dans ce monde global confrontés aux difficultés de la pensée
globale, qui sont les mêmes que les difficultés de la pensée complexe» Sans la pleine conscience
du penser global se poursuivra l’auto-éco-aveuglement, qui ignore que le cercle de la production,
de la consommation et de la destruction, cercle vicieux et infernal, ambitieux et égoïste, barbare et
cruel mène à la ruine individuelle et collective. Une telle réforme appellerait aussi à une science
avec conscience pour humaniser le monde, et à une conscience avec science pour ne pas le rendre
idéologique, fétichiste ou égocentrique.

En somme, Edgar Morin peut être appelé l’éducateur-type d’une civilisation terrienne à l’ère
planétaire, comme jadis, mutatis mutandis, Homère le fut pour la civilisation de l’Antiquité
grecque. Toute l’œuvre morinienne converge en une sorte d’éthique du bien-penser, en Socle
commun pour une politique de civilisation. Edgar Morin donc, l’éducateur planétaire !

Morin a toujours été un rebelle pour l’institution universitaire sclérosée. D’aucuns s’étonneraient de sa célébrité tardive, alors que son œuvre colossale se trouve aujourd’hui traduite dans plus de 32 langues, qu’il a reçu plus de 30 doctorats Honoris causa à travers le monde, et que l’on peut dire de Morin, avec admiration pour l’œuvre et respect pour l’homme, ce qu’Alain Touraine a dit en 2001, lorsque nous avons célébré les 80 ans d’Edgar à l’UNESCO : « Voici un sociologue planétaire ! » À quoi, nous avons ajouté, pour donner le titre à l’hommage d’alors, organisé avec l’aide de Gustavo Lopez Ospina et en présence de Jack Lang et de Federico Mayor : « Morin, l’Humaniste planétaire ».