La prose poétique de Han Kang (Nobel de littérature 2024) suscite quelque chose de doux et d’amer.
Comme les librairies du quartien latin parisien n’avaient toujours pas été approvisionnées en Han Kang, je suis tombé sur ce petit recueil merveilleux, COCKTAIL SUGAR et AUTRES NOUVELLES de CORÉE, qui porte un regard d’une férocité désarmante sur ce pays en pleine mutation.
Et voilà que parmi ces nouvelles, il y en a une écrite par Han Kang, LES CHIENS AU SOLEIL COUCHANT.
Après la lecture de cette nouvelle, je lui aurais donné pour sous titre : «Les larmes d’une enfant au cœur brisé».
C’est la première fois que je lis un texte de Kang, Prix Nobel de Littérature 2024.
Son écriture est d’une beauté poétique et poignante.
La nouvelle en question raconte un passage de la vie d’une enfant et de son père, alcoolique et malheureux, parce qu’abandonnés à leur sort par la mère et l’épouse, dont on comprendra l’extrême limite de l’incompréhension dans ces cris et hurlements :
«-… je peux pas vivre comme ça !» (…) «J’en ai assez ! J’en ai assez !»
Comment peut-on en arriver, à ce point de désespoir ? Était-ce à cause de la jalousie noire jointe à l’abus d’antimoine, qui faisait exploser les nerfs du mari, brisant jusqu’au portrait de sa famille bien-aimée ?
L’enfant se souviendra «de ce matin où sa mère arborait un visage lumineux» (après un mois durant lequel, la mère était restée cloîtrée et abandonnée à elle-même dans une sorte d’envoûtement).
«Le lendemain, lorsque l’enfant s’était réveillée, sa mère n’était plus là. Elle n’a pas pleuré. Elle ne réalisait pas ce que signifiait cette absence, mais elle ne s’attendait pas pour autant à voir sa mère revenir bientôt. Elle avait pris l’habitude d’accepter tout ce qui lui arrivait ; de tout supporter en retenant son souffle».
Quand l’enfant a vu le regard de furi du père, appelant et cherchant partout la mère, elle s’est demandée sans pourautant attendre une réponse : «Il est fou ? Il ne me reconnaît pas ?».
L’enfant en moi n’a connu que trop ce questionnement, hélas !
L’enfant endure les peines de la solitude, les frayeurs de la peur et les douleurs de la faim, les silences de pierre et les regards de feux d’un père déboussolé par le départ de sa femme.
L’enfant se demande à quoi pensent les chiens si, au lieu d’abboyer, de l’effrayer et de la chasser, ils étaient venus s’asseoir à côté d’elle au soleil couchant. Ces malheureux chiens ne l’ont pas laissé aller voir la plage qui se trouve en face d’un hôtel minable, où son père la laisse enfermée dans une triste chambre, alors qu’il part se soûler toute la journée, aller voir «les reflets dorés des nuages sur le sable humide comme une fine poussière de verre», aller voir ces couleurs qui ravissent son cœur.
C’est alors que l’enfant tisse un chapelet de questions, touchant au mystère du merveilleux : -«Que peut-il bien y avoir, dans le ciel, pour répandre de si jolies couleurs, et pour, au bout d’un moment, les effacer ?» On pourrait y répondre : c’est le crépuscule, mon enfant.
La prose poétique de Kang suscite dans cette nouvelle quelque chose de doux et d’amer. Elle accentue en filigrane la noirceur et le sordide du caractère paternel ; la folie et la mort y rodent terriblement.
La poésie y émerge, comme dans Pedro Páramo de Juan Rulfo, des paysages naturels. Elle devient salutaire et salvatrice. En voici un bel exemple :
«Les nuages ressemblent
aux ailes dorées d’un oiseau
inconmensurable
qui battraient en silence
dans l’endoiement des rayons d’un soleil
déclinant.»
La nouvelle est, au fond, le dénouement du mystère terrible de l’amour. Sa mère avait aimé son père «le jour où il avait pleuré comme un enfant».
Pour comprendre aussi les larmes du père et de la fille, il y a l’éclatement en sanglots de l’enfant au moment de quitter sa grand-mère, s’y mêlant en anamnèse «la bonne odeur de sueur que dégage le dos de maman vient caresser ses narines, le souffle de sa respiration la berce en cadence.»
La prose poétique devient encore plus poignante, pour dire les larmes de l’enfant, roulant et endormie dans la camionnette qui lui servait aussi de chambre et de cuisine :
«Les larmes encore accrochées à ces cils
métamorphosent en bandes de lumière verticales
les phares des voitures qui viennent
dans l’autre sens».
La clé du dénouement se trouve peut-être dans ce monologue de l’enfant, avant de s’en aller, elle aussi :
«Et c’est parce que c’était trop dur
de vivre avec cette souffrance (ces larmes)
qu’elle a voulu s’en décharger
et qu’elle nous a quittés.
Peut-être que depuis toujours
papa a encore plus mal que moi.
Il doit avoir d’autant plus mal
qu’il lui faut endurer tout seul
cette douleur infinie.»
On pourrait se demander pourquoi, outre son mari, la mère abandonne aussi son enfant. La réponse est peut-être dans cette scène terrifiante jusqu’au cœur brisé et la montée inéluctable des larmes, pour une enfant :
«Un soir, tandis que le père préparait du poulet rôti dans la salle d’eau, cessant d’appliquer sa lotion sur son visage, elle s’est retournée vers sa fille et à plongé les yeux dans les siens : «J’en ai assez ! T’as les mêmes yeux que ton bon à rien de père !» (On ne saura jamais si elle quita son mari et sa fille pour un videur de discothèque aux yeux enfantins brillant d’éclairs de malice A moins que, pour «juste une feuille, on se sentirait vivre !). Puis, avant de se retourner, elle l’a repoussée avec une telle froideur, que la petite, éperdue, battant des paupières, en a eu le cœur brisé : les larmes lui sont montées aux yeux».
Voilà la charge psychologique et morale que la mère fait subir à cette pauvre enfant, archétype des enfants qui subissent dans le monde la souffrance des parents aux transferts amoureux incestueux.
Quant à la charge transmise par le père à l’enfant, le transfert est aussi odieux que terrifiante, se justifiant d’être devenu «un froussard» à «cause de toi, tu l’sais pas ? T’as fait de moi un froussard. T’as tout foutu en l’air !».
Heureusement, il reste chez l’enfant un brin de naïveté sublime et un plein de poésie salutaire, quand elle s’interroge sur les sentiments des chiens au soleil couchant.